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De la puissance à la grâce

vendredi 1 mai 2015

« les choses ont l’air angéliques et très douces »
— Lettre de Ludovic Sforza sur les artistes florentins en particulier Pietro Perugino, 1490


Michel-Ange : étude de bras (copie) - crayons de couleurs
Léonard de Vinci : étude de tête de femme (copie) - crayons de couleurs
J'ai d'abord été fasciné par Michel-Ange, sa façon de dessiner. Puis, progressivement, cette fascination a glissé vers la douceur du rendu de Raphaël et de Léonard de Vinci.
Petit résumé sur la façon dont ce glissement s'est opéré. Récapitulatif sur ce qui fait la différence entre le style de Michel-Ange et celui de Raphaël et comment la renaissance italienne a permis aux deux de voir le jour et de passer à la postérité.

Au 14 ème siècle, Pétrarque va remettre au goût du jour la pensée et l'art de l'antiquité grecque et romaine. Les aristocrates italiens du 15 ème siècle, à Florence et à Milan, vont relire Cicéron, Aristote et Platon et collectionner les sculptures antiques. La production artistique de l'époque dépend en grande partie des commandes de ces mécènes et les artistes de la première renaissance italienne vont progressivement se focaliser sur un idéal de beauté hérité du classicisme de l'art antique.
Botticelli, Léonard de Vinci, Michel-Ange, dans la mouvance de la famille Médicis, étaient néo-platoniciens. C'est peut-être encore la volonté de poursuivre un art conforme aux idées néo-platoniciennes qui va en partie pousser Léonard de Vinci à quitter Florence pour Milan.
Peut-être que le changement majeur dans la vision du monde qui s'opère à cette époque est justement l'émergence de ce concept de "beauté".
La notion du "beau", le concept de beauté est une notion importante dans la pensée de la Grèce antique et en particulier dans celle de Platon.

Ce nouveau sens esthétique se traduit bien sûr dans l'art mais aussi dans la mode, le vestimentaire. Il y a de ce point de vue une thèse intéressante qui montre que les portraits de Botticelli, de Léonard de Vinci, de Bronzino, peuvent être considérés aussi comme les premiers magazines de mode et une façon de promouvoir le beau vêtement et le bijou auprès des aristocrates et des bourgeois de l'époque. Tout ceci profitant bien sûr aux commerçants italiens.

Le pouvoir politique de l’époque, celui qui règne sur la cité de Florence, le duché de Milan, ou les terres pontificales, va se servir de l'émergence du sens esthétique pour asseoir sa légitimité et augmenter son rayonnement. Dans cette volonté d’impressionner les foules, de donner une légitimité au pouvoir, qu'il soit temporel ou spirituel, d'augmenter son rayonnement, la classe dominante en place va utiliser l'art et les artistes.
De ce point de vue on peut citer Daniel Arasse qui fait le lien entre la rhétorique de Cicéron, très en vogue à l'époque à Florence et l'invention de la perspective à ce moment là, au même endroit :

"la perspective est intimement liée à une conception rhétorique de la peinture. c'est à dire que La peinture doit persuader.La peinture doit persuader, enseigner et émouvoir. Ce sont les trois tâches de la rhétorique selon Cicéron. La perspective est un instrument permettant d'émouvoir et de persuader le spectateur. "
Daniel Arasse



On constate alors, comme en parle encore Daniel Arasse qu'au début du XVème siècle en Italie, il y a deux formes d'arts à disposition des mécènes florentins :
  • L'art officiel, le gothique international, dérivé du Moyen Âge. C'est un art luxueux, somptueux, un art de cour où brillent les ors et les dorures. Malgré tout, il y a une certaine douceur, une certaine grâce dans les personnages, la façon de peindre, certainement héritée de l'art byzantin, des icônes orientales.
    Dans le côté somptueux, luxueux du gothique international, la richesse des ses ors, se lit manifestement la volonté d'impressionner, d'édifier. Dans la douceur, la grâce des personnages, celle de toucher, d'émouvoir.
  • Un art local, toscan, qui se distingue par sa simplicité, L'économie des détails, des figures, de l'ornementation. "Less is more" diraient les anglophones... Dans le courant toscan on retrouve cette même intention, à la fois d'édifier et émouvoir.
    La volonté d'édifier se lit dans l'austérité, la dignité qui émane des personnages. Elle se lit aussi dans la recherche d'un réalisme, les premiers modelés des visages, des drapés, la virtuosité de plus en plus affirmée des peintres florentins. La mise en place de la perspective avec toute les implications symboliques et philosophiques qu'elle suppose dont l'effet rhétorique cité plus haut.
    La douceur, la grâce des personnages est commune avec celle du gothique international. La frontière entre gothique international et art local à Florence n'est pas aussi tranchée qu'on peut le penser. Certains peintres florentins du Quattrocento, en particulier Fra Angelico, ont produit à la fois des oeuvres gothiques et d'autres d'inspiration locale.
    Cette douceur tient aussi de la statuaire antique. On retrouve à la fois cette même austérité, ce même dépouillement teinté de douceur dans certaines statues grecques ou romaines.
    La volonté de toucher et d'émouvoir est donc plus que jamais présente, avec, en supplément, une nouvelle conscience, une intention politique consciente et affirmée.
    Enfin, il y a ce travail sur la lumière qui est présent chez les précurseurs, Masaccio, Fra Angelico et Filippo Lippi. Cette lumière intense qui inonde les panneaux et les fresques. Lumière du soleil toscan sur la blancheur des marbres grecs et romains ? Lumière divine ?


Botticelli :
Vierge à la grenade (copie) - crayon de couleur
Léonard de Vinci :
étude de l'ange pour la vierge au rocher (copie) - sanguine
Raphaël :
étude de tête de muse (copie) - crayon de couleur
Si on observe les artistes et les mécènes importants de l'époque et leur lien avec ces deux courants artistiques, voilà ce que l'on peut dire :

La notoriété de l'art toscan, de son réalisme, de cette simplicité, de cette douceur, de cette lumière, prend source sous le "règne" de Cosme de Médicis, Cosme l'ancien, grâce à la volonté de ce dernier de promouvoir l'art local à Florence. Elle prend son essor ensuite sous l'égide de son fils, Laurent le magnifique, entre autre, dans la bottega d'Andrea del Verrochio un des deux ateliers les plus célèbres de Florence soutenu par la famille Médicis. Dans cette bottega, se côtoient, entre 1470 et 1472, Léonard de Vinci et le Pérugin (Pietro Perugino).
Au même moment, à Florence, Botticelli travaille aussi sous la gouverne du Verrocchio, bien qu'étant, à l'origine, un élève de Fra Filippo Lippi.

C'est le Pérugin qui va permettre à cette douceur toscane de faire école. Parti en 1472 de la bottega d'Andrea del Verrochio, il reçoit ses premières commandes et effectue plusieurs séjours artistiques à Pérouse (qui lui donnera son nom du Pérugin) et se met à peindre des madones d'un genre nouveau qui se distinguent par leur supplément de grâce, de douceur et de langueur.
Ce nouveau style commence à faire la célébrité du Pérugin et plait beaucoup au Pape de l'époque, Sixte IV.
Celui-ci fait venir le Pérugin à Rome et lui confie bientôt la peinture des murs de la célèbre chapelle qu'il vient de faire construire : la chapelle sixtine.

Léonard n'a pas été choisi par Sixte IV pour faire partie de l'équipe qui doit peindre les fresques alors que deux anciens de la bottega du Verrochio ont été appelés : Le Pérugin et Botticelli. Léonard est déçu. Il arrête momentanément la peinture, se tourne vers l’ingénierie et part à Milan.
Pourtant, en 1481 Léonard de Vinci avait déjà peint l'annonciation (galerie des Offices) qui valait largement les Pérugin de la meilleure période. Peut être, comme ça a été souvent le cas pour Léonard, n'a-t-il pas été choisi parce que trop fantasque, trop capricieux dans l'exécution et la livraison de ses commandes.
Léonard de Vinci va pratiquer son art comme personne d'autre à son époque. Il est avant tout ingénieur et n'a pas besoin de la peinture pour vivre. Du reste il n'a peint en tout et pour tout qu'une vingtaine de toiles ou de panneaux dont trois sont restés inachevés.
Comme le dit si bien Patrick Boucheron : "Il organise son propre désintéressement", une autre stratégie, inédite à l'époque, pour passer à la postérité.
Il mettra, par exepmple, 6 ans à peindre la Joconde sur une période de 10 ans. On peut cependant le rattacher du point de vue stylistique au Pérugin par cette douceur et cette grâce qu'il s'obstina éperdument à coucher sur la toile.

A noter : La notoriété de Léonard de Vinci est très récente. Le Pérugin a été bien plus célèbre que Léonard de Vinci, non seulement de son temps, mais aussi jusqu'au 19ème siècle.

Michel-Ange et Raphaël font partie de la troisième génération de peintres de la renaissance. Raphaël dérive tout droit du Pérugin à tel point qu'on se demande si le Pérugin n'a pas été son maître.

Il est temps maintenant d'évoquer Vasari. Lui-même peintre, architecte, il est aussi l'un des premiers historiens de l'art puisque c'est grâce à son livre "Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes" que nous avons beaucoup d'information sur les peintres de la renaissance qui étaient ses contemporains.
Malheureusement, il est aussi connu pour avoir "formaté" l'esprit des amateurs d'art en édictant par exemple que les trois meilleurs peintres de son temps étaient Raphaël, Michel-Ange et Léonard de Vinci. Le Pérugin a été passé au second rang bien que Vasari reconnaisse qu'il fut en son temps le peintre le plus célèbre d'Europe.
Il est vrai que la célébrité du Pérugin l'a amené à un moment à négliger la qualité de ses oeuvres et que Vasari lui reproche sa mécréance et son amour inconsidéré du gain. Il est vrai aussi (conséquence de cette négligence due à la célébrité ?) que Le Pérugin passa de mode au début du XVIème siècle, quand la "bella maniera", cette maîtrise du classicisme et de la perfection académique de l'art antique fut le critère de succès des artistes. Ceci explique, d'ailleurs, la notoriété à cette époque de Léonard de Vinci, de Michel Ange et de Raphaël et pourquoi Vasari, pour qui la "bella maniera" était le but ultime en matière d'art, les décrivit comme les trois meilleurs artistes de son temps.

Il n'en reste pas moins que Vasari, en faisant l'éloge de Raphaël, fait indirectement celui du Pérugin.
Il note déjà, à l'époque que le style de Raphaël se distingue par sa « grazia » (grâce) et sa « dolce maniera » (manière douce, style élégant).
Mais l'inventeur de cette manière douce, (tous les spécialistes s'entendent à le reconnaître aujourd'hui) c'est le Pérugin. Tout ceci était du reste déjà très présent chez Botticelli et ce dernier et Le Pérugin s'inspirèrent eux-même de Fra Filippo Lippi, Fra Angelico. Fra Angelico ayant lui même été inspiré par Masaccio. Tout ceci était né à Florence, en toscane, bien des années avant que Raphaël ne devienne aussi célèbre. Mais le Pérugin signe un changement profond : ce moment où, on ne sait pas pourquoi, l'art toscan à la fois austère et doux va perdre son côté austère au profit d'encore plus de douceur et de grâce.


Michel-Ange : étude d'Adam (copie) - crayons de couleurs
Michel-Ange : Sibylle de Delphes (copie) - crayons de couleurs
Et Michel-Ange dans tout ça ?

Michel-Ange, c'est une toute autre histoire. Michel-Ange c'est l'artiste monumental, le pompier de l'époque.
D'abord, c'est un sculpteur contrarié. Il a toujours voulu sculpter, mais les mécènes ont souvent préféré lui commander des fresques.
Il s'est d'abord fait remarquer pour sa Pietà, ce qui a conduit Florence à lui commander le David. Dès lors, Michel-Ange s'inscrit en contrepoint de cet art toscan intimiste et tendre. L'art de Michel-Ange est fait pour impressionner et édifier. L'art de Michel-Ange évoque le drame, Christ mort dans les bras de sa mère, David nu venant de trucider Goliath...
Ceci arrange bien son principal mécène, Jules II, le pape guerrier, pour qui l'art doit être monumental, impressionner et édifier ou tout au moins persuader, convaincre. Jules II est le neveu de Sixte IV, et va s'empresser de continuer l'oeuvre de son oncle en faisant peindre par Michel-Ange les voûtes de la chapelle sixtine. Bien sûr ce seront des scènes de la mythologie et de l'ancien testament : sibylles et prophètes, guerres et châtiments.

Au même moment, Jules II emploie aussi Raphaël pour lui faire décorer ses appartements. La peinture de Raphaël se fait plus rhétorique que jamais et touche le sommet du classicisme : c'est l'école d'Athènes dans la salle de la signature.

Vasari accorde une place privilégiée à Michel Ange dans le panthéon des génies de son époque, mais il en parle en l'opposant à Raphaël. Il oppose à la grâce de Raphaël, la terribilità de Michel-Ange faisant ainsi référence à son style puissant, empreint de drames et de force colérique, mais aussi à la dureté, l'austérité de la vie de l'artiste, à ses manières rudes, à sa sévérité.

Quant à Léonard de Vinci, il se moquait de Michel-Ange, de ses figures torturées aux muscles noueux en disant que ses personnages ressemblaient à des sacs de noix.

J'ai été longtemps fasciné par Michel-Ange, son impétuosité, la vigueur de ses traits, ses contrastes violents, mais petit à petit, au contact des oeuvres des artistes de son temps, je me suis laissé gagner par la grâce et la langueur, par la douceur toscane, par sa lumière.
Fuir le drame et trouver la lumière...